Propagande
Ils circulent sur WhatsApp, Facebook, Twitter, Telegram ou TikTok. La France y apparaît tantôt sous les traits d'un rat, tantôt sous ceux d'un serpent menaçants, mais le scénario de ces dessins animés est toujours le même : l'envahisseur tricolore débarque en Afrique de l'Ouest pour piller ses anciennes colonies, qui résistent et triomphent.
Depuis le mois de décembre, au moins deux productions surfant sur le rejet grandissant de la France au Sahel ont surgi sur les réseaux sociaux, avant d'être reprises et partagées par de nombreux comptes pro-russes et des influenceurs panafricains.
"Nous sommes les démons de Macron, maintenant, c'est notre pays", grincent des squelettes décharnés coiffés de casques aux couleurs de la France dans la plus récente de ces vidéos, diffusée mi-janvier sur Twitter. Puis vient ensuite un gigantesque serpent tricolore annonçant qu'il veut "conquérir toute l'Afrique". Le 21 décembre, une vidéo du même acabit était publiée sur Facebook avec un rat particulièrement agressif prénomm_é "Emmanuel"_.
Volant au secours de soldats arborant les drapeaux maliens, burkinabè ou ivoiriens, on retrouve chaque fois des hommes blancs armés et en treillis portant bien en évidence l'insigne du groupe paramilitaire russe Wagner.
Ces productions "empruntant les codes de la fiction pour enfants (couleurs vives, protagonistes campés par des animaux, graphisme simpliste) accessibles à un large public sont clairement l'œuvre de trolls russes ou prorusses" susceptibles d'opérer depuis Saint-Pétersbourg, Bamako ou encore Ouagadougou, indique une source militaire française.
Une analyse partagée par plusieurs sources diplomatiques et experts interrogés par l'AFP, selon qui ces vidéos s'inscrivent dans la vaste campagne d'influence - militaire, économique et culturelle - orchestrée ces dernières années par Moscou dans cette région en proie à des insurrections djihadistes, où la France est en net recul.
La première occurrence du clip le plus récent, identifiée sur Twitter le 14 janvier, émanait du compte @Souleym25304454. Un profil déjà connu pour avoir relayé des accusations contre la France en avril 2022, après la découverte d'un charnier à Gossi, dans le centre du Mali, près d'une base que les soldats français venaient de rétrocéder à l'armée malienne dans le cadre de leur désengagement du pays.
Sur les réseaux sociaux, des photos de cadavres floutés enterrés dans le sable avaient alors massivement circulé. L'armée française avait aussitôt dénoncé une manipulation, et diffusé des images de drone montrant, selon elle, des mercenaires russes en train d'enterrer des corps quelques jours plus tôt.
Autre élément qui interpelle, selon le collectif d'enquête All Eyes on Wagner: le "timing" de la publication, apparue en ligne pendant la "Journée de souveraineté retrouvée" au Mali, date fériée instaurée récemment par la junte parvenue au pouvoir à la faveur d'un coup d'Etat.
Il s'agit d'"un moment clef (...) pour la cohésion nationale autour de cette junte", et cette vidéo remplit la mission assignée à Wagner de "soutenir informationnellement le gouvernement qui les emploie", estime All Eyes on Wagner. Les autorités maliennes ont toujours démenti avoir recours à des mercenaires, parlant d'instructeurs militaires venus aider à combattre les djihadistes.
Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe (Ipse), y voit "la preuve que (le groupe) est sorti un peu de son rôle de déni pour se présenter comme une armée privée au service des gouvernements qui l'ont sollicitée : le Mali aujourd'hui, peut-être le Burkina Faso demain".
Contrainte de quitter le Mali en 2022, au terme de neuf ans de lutte anti-djihadiste dans le pays, l'armée française s'est vue tout récemment sommée de retirer ses soldats du Burkina Faso d'ici fin février, alors que la junte à Ouagadougou a opéré un rapprochement avec Moscou, alimentant les spéculations sur une possible entente avec Wagner.
"Des faisceaux d'indice comme les codes graphiques ou l'utilisation récurrente de l'anthropomorphisme suggèrent" que ce genre de vidéo "pourrait provenir de la galaxie Prigojine", du nom de l'homme d'affaires à la tête de Wagner, Evguéni Prigojine, abonde Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (Irsem).
Ce type de propagande déguisée n'est en effet pas totalement nouveau. Dès 2019, un dessin animé glorifiant la présence russe en Centrafrique, relatait l'histoire d'un éléphant attaqué par des hyènes venues lui voler sa récolte. Un ours originaire "d'un pays lointain du Nord qui s'appelle la Russie" accourt alors pour secourir l'éléphant et "établir la paix" entre les différents animaux de la savane.
Contrairement aux autres, cette vidéo était "signée", les crédits à la fin de la vidéo mentionnant explicitement Lobaye Invest, une société qui détient des concessions minières en RCA, selon le Trésor américain, qui a sanctionné cette entité en septembre 2020 pour ses liens avec Wagner.
La Centrafrique, en guerre civile depuis dix ans, a en quelque sorte constitué un laboratoire pour Wagner, dont les combattants sont accusés par l'ONU de graves violations des droits de l'Homme dans ce pays où depuis 2018, ils ont aidé le gouvernement à repousser des offensives rebelles et à récupérer une partie de son territoire.
La stratégie du groupe consiste notamment à "façonner les représentations favorables au groupe paramilitaire, justifier par des moyens médiatiques et culturels son implantation et, par extension, légitimer la présence croissante de la Russie dans la région", écrivaient les chercheurs Maxime Audinet et Colin Gérard dans un article publié sur la plateforme Le Rubicon en février 2022.
Pour Emmanuel Dupuy, de l'Ipse, la multiplication de ces fictions animées démontre en tout cas que "le continent africain devient le lieu d'expression d'une guerre par proxy", autrement dit par procuration, "contre les intérêts occidentaux, plus précisément ciblée sur la France".
Cette propagande s'avère d'autant plus efficace que la France a tardé à prendre la mesure du phénomène. "Il est facile de critiquer la France parce qu'elle ne se défend pas très bien et qu'elle n'a pas tout à fait pris conscience qu'une guerre informationnelle se joue", pointe le chercheur.
"Nous sommes face à un rouleau compresseur qui joue sur les perceptions des populations locales confrontées à des difficultés existentielles (conflits, pauvreté...), notamment celles de la jeunesse, et vise à exploiter les ressentiments contre la France", admet une source militaire française.
Face à l'urgence, Paris s'active pour rattraper son retard. Le ministère des Affaires étrangères s'est doté d'une sous-direction de la veille et de la stratégie, et l'état-major des armées a nommé un général en charge de ces problématiques. Le chef de l'Etat Emmanuel Macron l'a martelé en novembre dernier : "l'influence" est aujourd'hui considérée comme une "priorité stratégique".
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